7.1.13

Interview Claude Marthaler:

"L'insoutenable légèreté d'une bicyclette" 

“Le Chant des Roues” est sans doute l'un des journaux remarquables de voyage à vélo paru en Français ces dernières années. Rédigé après avoir bouclé en juin 2001 son tour du monde de sept ans, le cycliste et aventurier Claude Marthaler y décrit l'essentiel de ses aventures sur des routes aussi éloignées que le Highway de l'Alaska, les pistes solitaires des Andes et de la Patagonie, les plateaux et montagnes de Himalaya et les savanes africaines. Les chemins le conduiront vers le Maroc pour rejoindre l'Europe et finalement son pays natale la Suisse. En somme, une aventure à vélo qui s’étale sur 60 pays et une incroyable distance de 122.000 kilomètres parmi les plus hautes et difficiles pistes du monde. Nous l'avons rencontré à son domicile à Genève:

"Pourquoi voyagez-vous à vélo?
Je pourrais sauter dans une voiture ou n'importe quel moyen et aller explorer le monde. Mais j'ai choisi le vélo pour laisser tout derrière moi. Je pourrais également partir avec toutes les assurances nécessaires, régler un hélicoptère qui viendra me chercher en cas de difficultés… Mais je ne le fais pas. Je ne porte même pas un numéro de téléphone sachant qu'un jour je vais retourner chez moi. Je voyage donc à vélo pour avoir encore plus de liberté, pour être un petit peu en dehors du rythme habituel de la vie quotidienne qui me freine. Je vais à la recherche des nuances et des couleurs du monde.

Quels types de difficultés rencontrez vous sur le chemin? 
Le côté mental est important pour moi. C'est le fait de savoir supporter ses douleurs en tant qu'être humain et de s'en sortir plus fort après chaque épreuve. Un voyage à vélo dure longtemps mais devient supportable lorsqu'on connait soi-même, lorsqu'on maitrise ses émotions, lorsqu'on sait comment être sérieux, comment rire, comment pleurer, comment vivre, comment partager...

Avez vous jamais envisagé de faire demi tour après tant de fatigue, de faim, de froid et de solitude,  si loin de toute civilisation?
Effectivement les gens me demandent souvent: «Pourquoi tu fais ça? Pourquoi tu es seul? Est-ce que ça a du sens?» … Pour la plus part des gens, voyager c'est survivre, c'est pour travailler, pour pouvoir aider sa famille … En Occident, quelqu'un qui voyage, c'est quelqu'un qui se prend du temps, des moyens, des références, des préparations, des assurances maladies... afin de retourner à tout moment chez soi, si besoin est.

Dans d'autres cultures, particulièrement en Asie, un voyageur est vu comme un pèlerin. Le voyage est valorisé. Il est vu comme des visites de famille pour voir quelqu'un pendant des occasions, des fêtes particulières, des mariages, des naissances, des rituels... Il y une grande sympathie envers le voyageur car il porte avec lui des nouvelles d'ailleurs.

Pour moi, ce qui me manquait le plus c'est une relation d’amitié et d'amour de longue halène. Une relation humaine qui dure dans le temps car je suis constamment en voyage. Mes amis d'enfance et mes parents me manquent lorsque je suis en route. Il m'est toujours difficile de les revoir.

De même, trouver un compagnon de départ, quelqu'un avec qui on peut s'entendre en route, est possible mais très difficile car le tempérament et le rythme, fondamental à vélo, sont très importants. Il y a les sensibilités de s'accorder sur quel pays à visiter, les difficultés d’être jour et nuit ensemble dans des petites espaces, dans des tentes... Ce n'est pas facile.

C'est pourquoi que la solitude du coureur de fond était parfois très belle. Il y a des moments extatiques lorsque j'arrive par exemple dans un lieu accueillant comme on voit ici sur la photo (il montre du doigt une photo sur le mur de sa cuisine où il est accueilli par une famille tibétaine, voir la photo ici). C'est tout l'axe d'une cosmogonie du monde bouddhique. Un moment magique de voyage après des centaines de kilomètres de solitude. 

Quelle est votre prochaine destination? 
J'ai fait le tour du monde en commençant à Genève et en y bouclant mon voyage. Je pense que chacun a finalement quelque part ses racines d'où il vient et où il revient pour être chez soi. C'est quelque chose de profondément humain.

Parmi les pays que j'aimerai visiter un jour, il y'a le continent indien que j'aime beaucoup. Il y'a la Mongolie, l’Afghanistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kazakhstan... J’hésite un peu pour la Birmanie et la Corée du Nord encore fermées. J'aime tous ces pays un peu fermés mais aussi beaux.

L’Asie Centrale est très belle car elle me rappelle la montagne, le massif du Pamir et les sommets des confins de l'ex-empire soviétique. C'est la route de la soie et des cultures turco-mongoles. Des lieux chargés d'histoire entrain de disparaître à cause des métissages et de la russification. Des lieux et des histoires magiques qui sont entrain de disparaître a jamais."(fin)

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L'insoutenable légèreté d'une bicyclette
Par: Claude Marthaler


«Après deux semaines à Guelmim, je repars d'un ferme coup de pédale vers le nord. Mais la gentillesse des habitants et la beauté des paysages, ajoutés à l'appréhension du retour me retiendront finalement quatre mois au Maroc! Bien que je sois encore à plus de 2500 km de la Suisse, je sens que mon voyage touche à sa fin, dans la distance tout au moins. Car dans ma tête, je suis encore loin de l'arrivée. Ma liberté me semble inextricablement liée à la distance qui reste à parcourir... C'est sans doute l'une des raisons qui me porte sur le chemin des écoliers...

De Tafraoute, cap sur le djebel Toubkal (4127 m): quel plaisir de retrouver la montagne! C'est sans doute ce qui m'a le plus manqué sur ce continent! Au sortir du Sahara, le changement est vraiment bienvenu. Puis Marrakech, Ouarzazate et détour direction sud pour quelques jours dans le désert jusqu'à Zagora. Ensuite, les gorges du Todra et de Dadès, et de nouveau le désert, à Risani.

Sur tout ce parcours, je n'ai cessé de chercher Mohamed Azourar que je débusque finalement... chez lui, à Azrou. Cet homme, qui a les deux jambes presque paralysées et peu de moyens financiers, a réalisé plusieurs périples impressionnants... en tricycle actionné par des pédales à mains! Accueil chaleureux. Il me montre ses cartes de géographie: il a parcouru plus de 17 000 km au Maroc et en Libye! Nous décidons de réaliser ensemble une étape de 50 km, en franchissant un col à 1750 m... à la vitesse de 3,5 km/h! Cet anti-héros montre, si besoin était, que la passion suffit pour franchir des montagnes.

Vers la fin mars 2001, après avoir décrit une ultime boucle et gravi le M'Goun (4067 m), je retrouve la côte atlantique, à Casablanca. J'ai le plaisir d'y rejoindre un ami français, cinéaste, venu réaliser un reportage sur mon retour. Il m'accompagne jusqu'à Tanger.

Ses questions me permettent de clarifier mes sentiments au moment délicat où mon rêve touche à sa fin. Sur quoi va-t-il déboucher? Suis-je fait pour vivre entre quatre murs, m'astreindre à des horaires, bref, pour mener une vie sédentaire? Ou suis-je définitivement «programmé» pour une vie de nomade?

Ma remontée du sud vers l'Europe est jalonnée de visites aux amis rencontrés durant le voyage. Ces chemins m'amènent à traverser l'Espagne par le centre, puis à franchir les Pyrénées et le Massif central.

Le 26 mai 2001, j'atteins la frontière suisse dans le Jura, à une quarantaine de kilomètres de Genève. Pourtant, je suis si déconnecté de mes origines que j'ai le sentiment de découvrir un nouveau pays... A un tel point que je vais encore parcourir plus de 750 km à travers la Suisse avant de rejoindre mon point de départ!

Je suis comblé: j'ai dévoré la route jusqu'à satiété. La terre qui m'a si longtemps baratté m'a pourtant rendu plus fragile. Après tant d'années de voyage, j'ai l'impression d'avoir tué en moi toutes les certitudes. J'ai peur de réduire ou de simplifier le monde, peur de le trahir... Seul mon yak*, qui ignore toujours superbement la marche arrière et les frontières, semble, par sa présence silencieuse, répondre le mieux à mes émotions.»

* Yak: surnom du vélo de l'auteur.

«L'insoutenable légèreté d'une bicyclette» est publié dans «Le Chant des Roues. 7 ans à vélo autour du monde». Prix René Caillié des écrits de voyage 2003. Editions Olizane, 2002. Tout droits d'auteur réservés © Claude Marthaler. Interview: Maroc Cycliste, 2012.